• @banuxOPA
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    Français
    161 year ago

    Pour ne pas dire plus, la France traverse une crise politique et culturelle de grande ampleur. La réforme des retraites, la mort de Nahel, abattu par un policier, la violence qui en a résulté dans la rue, la violence rhétorique qui émane des rangs de l’Assemblée nationale – tout signale une inversion des “valeurs républicaines” vantées par les politiciens de toutes allégeances. La beauté philosophique de la France – incarnée par le concept essentiel de la fraternité – cède le pas à une laideur d’esprit qui se traduit par une métaphorique défiguration du corps politique et du contrat social.

    Bizarrement, le monde extérieur agit comme si de rien n’était. Les touristes étrangers continuent d’inonder les lieux iconiques de l’Hexagone, et en si grand nombre que le gouvernement a lancé un programme pour réguler le “surtourisme”. Nulle part ce surtourisme n’est-il plus mis plus en évidence qu’au pied de la tour Eiffel ; nulle part le déclin de l’idéal républicain à la française n’est-il plus frappant.

    Comment ça ? Le pourrissement de la République n’est-il pas surtout démontré par l’inégalité des banlieues comme celle de “Nahel M.”, par l’isolement des pauvres immigrants arabes et africains, ainsi que les petites gens démunis des villes et villages oubliés qui ont créé le mouvement des “gilets jaunes” ? D’une part, oui. Cette France que ni les touristes ni Emmanuel Macron ne connaissent est une tumeur attisée par l’indifférence des élites.

    L’auteur : John R. Macarthur

    Journaliste franco-américain, John R. MacArthur est une plume bien connue de la sphère intellectuelle outre-Atlantique : après avoir écrit pour le Wall Street Journal, il a pris la tête du Harper’s Magazine en 1983, la revue ayant été rachetée par sa famille. Francophone, auteur de plusieurs livres sur la politique américaine, il publie régulièrement une chronique dans le quotidien québécois Le Devoir. Symbole de liberté

    Cependant, la belle France, celle des Lumières, donne toujours le meilleur d’elle-même quand elle exsude son assurance, c’est-à-dire une authentique croyance sans peur – en la liberté, en l’égalité et en la fraternité. La tour Eiffel est le symbole parfait de cette confiance populaire – brillante ingénierie ouverte sur le monde érigée pour l’Exposition dite “universelle” de 1889 –, un phare dédié dans une certaine mesure à la liberté d’imaginer et de réfléchir. Aujourd’hui, cette magnifique structure est enfermée derrière un hideux mur de verre pare-balles afin de protéger les visiteurs contre le “terrorisme”.

    Depuis l’aboutissement de ce projet sécuritaire, le parcours aléatoire et aisé sous la tour – à mon avis aussi le meilleur poste d’observation pour l’apprécier – est interdit. Pour ne serait-ce qu’accéder à l’esplanade, il faut se plier à un contrôle de sécurité (bien que son accès reste gratuit). Pire encore peut-être, ce bouclage a ruiné la promenade agréable qui faisait partie intégrante du charme du Champ-de-Mars. Une France craintive

    En pleine pandémie, la société de préservation SOS Paris a expliqué les dégâts collatéraux de cette décision : “Pendant que les Parisiens étaient cruellement privés d’espaces verts [… ], d’importants travaux de terrassement avaient lieu dans les allées latérales de la tour Eiffel. Les millions de visiteurs doivent désormais s’entasser pour franchir les sas de sécurité, comme dans un aéroport. Ceux-ci ont été intégrés au grand mur de verre et de métal qui emprisonne et enlaidit depuis deux ans la vieille dame ainsi que les deux charmants jardins à l’anglaise, réduits à des zones de file d’attente. Ces allées n’ayant pas été conçues pour résister à une telle fréquentation, il a donc fallu… les bétonner.”

    Voisin à mi-temps de la vieille dame, je peux témoigner de l’effet esthétiquement ravageur de sa sécurisation sur elle. Faire le tour de la tour vous oblige à percer des phalanges de touristes et de vendeurs à la sauvette, tous pressés et confinés pour obéir aux forces de l’ordre. Déjà, l’image d’une France suffoquée, fermée et craintive est déprimante. Mais est-ce que ce vandalisme d’espace public est même une mesure de sécurité efficace ? Conçu à la suite des attentats terroristes de novembre 2015, dont celui du Bataclan, cet aménagement a été pensé par la préfecture de police et la mairie, qui ont voulu, selon Le Parisien, “renforcer” le site contre d’éventuels attentats et tueries de masse. Rêve d’une sécurité absolue

    Dans un premier temps, j’étais plutôt d’accord avec le sénateur Eugene McCarthy, qui estimait qu’entourer la Maison-Blanche d’une clôture pour empêcher l’approche d’assassins servait d’encouragement aux fous les plus ambitieux. En 1968, année d’extraordinaire violence en Amérique, McCarthy déclara que, s’il était élu président, il démantèlerait la clôture. Sans défi lancé à leur ingéniosité, les tueurs aspirants perdraient tout intérêt, assurait-il. Même teintée d’ironie, son idée était, au fond, sérieuse.

    Comme l’a remarqué le journaliste Russell Baker en 1995, McCarthy avait compris que trop de sécurité s’avérait finalement autodestructeur, le rêve d’une sécurité absolue n’étant en effet rien de plus qu’un… rêve. Ce qu’Oussama Ben Laden a illustré le 11 septembre 2001 (ainsi que les assassins de Charlie Hebdo, quatorze ans plus tard), c’est que l’imprévu et l’audace ont toujours un avantage contre la technologie, même la plus haute, de même que contre la surveillance, même la plus attentive. Un leurre

    Le nouvel édifice de protection de la tour Eiffel dessiné par l’architecte Dietmar Feichtinger se veut transparent – il l’est, littéralement –, mais c’est également un leurre. On n’a qu’à penser à la tentative d’assassinat contre le maire de L’Haÿ-les-Roses durant les récentes émeutes pour démasquer les experts en sécurité trop sûrs d’eux. Là-bas, une voiture-bélier en feu lancée par des “terroristes” a défoncé le portail du domicile du maire. Les auteurs ont ensuite incendié la voiture familiale avec l’intention, presque réussie, de mettre le feu à la maison et d’en tuer ses habitants.

    Je suis tout à fait favorable à la prudence civique. En revanche, j’appuie le grand Russell Baker quand il dit ceci :

    “Chaque renforcement de ce qu’on appelle la ‘sécurité’ augmente le risque qu’un autre morceau de liberté soit sacrifié pour en payer le prix.”
    

    Ainsi qu’un morceau de l’âme nationale, pourrait-on ajouter.